mercredi 2 février 2011

De Sfax à Tunis, le cri du peuple. Par NOURA BENSAAD Enseignante et écrivaine

MONDE 01/02/2011 À 00H00 (MISE À JOUR À 08H16)

De Sfax à Tunis, le cri du peuple


Je dédie ce texte à tous les jeunes, morts sacrifiés lors de la révolution tunisienne.

Sous mon pull mon cœur qui bat. Je marche. Au bout de l’avenue, mon amour m’attend. Elle est si belle, elle m’aime et me comprend.

Sous mon pull, mon cœur qui bat. Je la retrouve chaque jour, elle me confie tout de sa vie et moi, je lui parle de notre avenir. J’y crois, je veux y croire même si je sais que les obstacles sont nombreux qui barrent notre route. Comment ferons-nous, trouverons-nous du travail, me demande-t-elle souvent. D’autres sont là, autour de nous, de notre âge ou avec quelques années de plus, qui parlent souvent de la crise, du chômage, de la difficulté surtout d’obtenir un emploi. «Si tu n’as pas les épaules, aucune porte ne s’ouvrira» (1), voilà ce qu’ils disent tous. Et ils racontent leurs amis ou parents qui usent les chaises des cafés en attendant des jours meilleurs ou bien ceux qui, après de longues études, ont dû se résoudre à accepter d’être serveur ou chauffeur de taxi parce que rien d’autre ne s’offre à eux et qui ont rangé leurs diplômes dans un tiroir. Elle se serre contre moi, je caresse ses longs cheveux et je lui murmure : «Ma vie, je serai plus fort que le destin.»

Sous mon pull, mon cœur qui bat. Je marche. Dans la tête, une image fixe, celle d’un homme qui flambe, Bouazizi à Sidi Bouzid transformé en torche vivante pour obliger le monde à regarder horrifié et fasciné, son désespoir mué en un geste d’autodestruction. Tu brûles ou tu te fais brûler (2). Au bout de l’avenue, mon amour m’attend. Mon cœur s’enflamme pour elle. Je ne veux pas penser. Des voix s’élèvent, la rumeur devenue un cri d’indignation, là-bas ils ont tiré sur des manifestants pacifiques. Regarde, regarde sur Facebook les photos et les vidéos de tes frères que l’on assassine ! Dans ma tête une voix s’élève aussi, la mienne, que je tente d’étouffer. Je veux croire dans la force de notre avenir, la vie protège ceux qui s’aiment mais la peur et la haine sont là, en moi aussi maintenant.

Sous mon pull, mon cœur qui bat. Je marche. Je ne suis plus seul, avec moi et autour de moi, des dizaines puis des centaines de jeunes. Nous remontons l’avenue, celle qui porte ce si beau nom de «Liberté». Nous crions notre révolte, nous hurlons notre rage. Nous n’avons plus peur, l’âme de notre frère Bouazizi, mort il y a une semaine, s’est insufflée en nous. Le feu est la force de celui qui n’a plus que sa vie à donner pour protester. «Du pain, de l’eau, non à Ben Ali !», «O peuple tunisien, le pouvoir pille ton pays, il te vole ta dignité et ta liberté.» Devant nous, les BOP, les Brigades de l’ordre public, qui barrent le passage. Une force sauvage, une horde sombre armée de matraques et de bombes lacrymogènes. Nous avançons, le poing levé, seulement armés de cailloux et la bataille commence. Nous sommes le cri du peuple, partout il s’est levé et s’est répandu, Sidi Bouzid, Kasserine, Regueb, Thala d’abord puis Gafsa, Sfax, Kairouan, Sousse, Nabeul, Bizerte et maintenant Tunis. Nous lui redonnons sa force, celle de ne plus se taire, celle de se battre, mourir ne nous importe plus. Soudain, des tirs éclatent mais ce ne sont pas ceux des bombes lacrymogènes. Nous savons, oui nous savons que beaucoup de nos frères sont déjà tombés, dans d’autres villes.

Là-bas, au bout de l’avenue, mon amour m’attend, elle a confiance, je la rejoindrai, jamais je n’ai manqué un seul de nos rendez-vous. Elle doit entendre les cris et les tirs. J’arrive, n’aie pas peur, je trace pour nous le chemin de notre avenir. Mais une douleur me transperce et je sens que je tombe, l’avenue disparaît, je ne vois plus que les arbres puis le haut des immeubles immenses, dressés au-dessus de nous, puis le ciel, si bleu.

Sous mon pull, mon cœur qui…

Ecrit à Tunis, le 24 janvier 2011.

(1) «Avoir les épaules» est une expression tunisienne qui signifie avoir du piston.

(2) Jeu de mots à partir du terme Harga qui signifie à la fois brûler et émigrer de façon clandestine

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